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Littérature anglaise - Page 65

  • La seule façon

    « Oh ? Garven ne professe pas une religion, reprend Elsa ; ce n’est pas un prêtre.

    - La religion ne change rien à l’affaire, réplique la princesse. Il ne faut jamais se laisser diriger par un seul homme. Par un grand nombre d’hommes et de femmes, oui, en les observant et en les écoutant, et finalement en délibérant avec soi-même. C’est la seule façon. C’est la vie qui doit être notre directeur spirituel. »

     

    Muriel Spark, Une serre sur l’East River 

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  • Spark l'inventive

    Vous connaissez ces coïncidences : on ouvre le journal, un livre, et hop, une passerelle apparaît entre choses vues, lues, entendues. C’est un des plaisirs qui augmentent avec l’âge, ces liens de plus en plus nombreux qui croissent au jardin de notre mémoire. Une serre sur l’East River de Muriel Spark (The Hothouse by the East River, 1973, traduit de l’anglais par Philippe Mikriammos ) commence ainsi : « Si seulement c’était vrai que tout est bien qui finit bien, si seulement c’était vrai. »

     

     

    Un magasin de chaussures à New York, essayages. Le vendeur regarde les chaussures, la dame observe l’homme. Quand son mari, Paul, rentre chez eux, elle lui annonce une nouvelle incroyable, tournée vers la fenêtre en contemplant l’East River : Helmut Kiel, « un des prisonniers de guerre en Angleterre », vend des chaussures sur Madison Avenue, elle l’a reconnu. « Elle lui dit tout ce qui lui passe par la tête à cette heure du soir ; à lui de découvrir si ce qu’elle raconte est vrai ou si elle l’a imaginé. Mais est-ce voulu ou bien n’y peut-elle rien ? Où le vrai, où le faux ? »

     

    Elsa est le sujet de conversation le plus fréquent entre Paul et Pierre, leur fils, pour qui sa mère est loin d’être une idiote. Tous deux sont convaincus qu’elle doit poursuivre son analyse auprès de Garven, pour éviter un nouveau séjour en clinique. Elsa, la femme élégante et fortunée qu’il a épousée, est si étrange parfois – folle ? Garven (le psychiatre demande à ses patients de l’appeler par son prénom) est pris au dépourvu quand Elsa déclare « A Carthage je m’en fus » ; elle se réjouit d’être une fois de plus parvenue à lui faire perdre son sang-froid. Paul est agacé, il se rend sur Madison Avenue pour vérifier, lui aussi y reconnaît Kiel, ce n’était pas l’imagination d’Elsa.

     

    Paul s’énerve de voir sa femme toujours assise à la même fenêtre. « La fenêtre en saillie, accrochée quatorze étages au-dessus de tout, passe pour un signe de luxe. Ces grandes fenêtres occupent un tiers du mur oriental qui surplombe le fleuve, ainsi que la totalité du mur septentrional de l’autre côté de la rue, et le coin attenant du mur occidental d’où l’on voit toute la rue et les avenues qui se croisent, diminuant peu à peu jusqu’à l’immeuble de la Pan Am. » Mais Elsa préfère regarder le fleuve et ses couleurs changeantes.

     

    La singularité d’Elsa Hazlett apparaît dans la lumière : « Elsa projette une ombre dans le mauvais sens », un autre sens que les autres. Paul ne dort plus dans le même lit que « la schizophrène ». « Nul homme ne peut dormir avec une femme dont l’ombre tombe à l’envers et qui reçoit de la lumière – de la lumière ou autre chose – venue d’ailleurs. » Leurs enfants, Pierre et Katarina, s’en sont rendu compte, eux aussi, mais Garven ? Dans l’immédiat, leur problème, c’est ce Kiel, arrêté après la guerre et décédé, d’après les registres de la prison de Hambourg. Vivant, avec de nouveaux papiers, il représente une menace.

     

    Paul et Elsa, quand ils étaient jeunes, travaillaient en Angleterre pendant la guerre. C’est là qu’ils se sont fiancés. Kiel était un agent double. Eux agissaient au Complexe, un avant-poste des services secrets britanniques, à la campagne. Paul avait été informé un jour par un officier de la Sécurité d’une liaison suspectée entre Kiel et Elsa. « A l’été 44, est-il en train d’expliquer à son fils, la vie était plus animée que maintenant. Les heures du jour duraient plus longtemps. On vivait passionnément et dangereusement. Il y avait une guerre. » Pierre ne prend son père au sérieux que quand il remarque un homme dans la rue qui, tous les soirs, surveille l’entrée de son immeuble. Maintenant que Kiel obsède Paul, Elsa l’accuse à son tour d’imaginer : cet homme est trop jeune pour être ce Kiel même s’il lui ressemble, c’est son fils, peut-être.

     

    Il y a trois ans, quand ses enfants lui reprochaient de n’être plus aussi « douce et patiente », Elsa leur avait reproché de manquer de compréhension : « A votre tour d’être doux et patients ». Katarina lui écrit encore pour demander de l’argent. La seule à rester l’alliée d’Elsa sans réserve, c’est l’énorme princesse Xavier, « Poppy », qui se plaint toujours de la chaleur que leur système de chauffage central ne permet plus de réduire dans l’appartement.

     

    Angleterre, 1944. New York, années septante. Muriel Spark oscille d’un temps à l’autre, insinue de nouveaux éléments pour donner du grain à moudre aux lecteurs. Raconte l’histoire d’Helmut Kiel. Transforme Garven, le psychiatre, en maître d’hôtel des Hazlett – il veut étudier de plus près le cas Elsa, en faire un livre. Paul trouve cette situation insupportable. Il se réfugie chez son fils, qui monte au théâtre un Peter Pan joué uniquement par des acteurs sexagénaires, et qui a besoin d’argent - l’argent d’Elsa, l’argent suisse. Et voilà Elsa à Zurich avec le vendeur de chaussures, qui s’appelle en réalité Müller. Mais elle rentrera pour assister à la première, ce qui promet.

     

    Une serre sur l’East River s’affranchit de la logique pour nous conduire on ne sait où, drame ou pirouette. Déconseillé aux cartésiens. Recommandé aux amateurs de fantaisie, pour le plaisir des situations absurdes et des répliques.

  • Une question

    « C’est le sermon du pasteur Green que vous écoutez ? elle demande.
    -        Oui, ma’am, c’est ça. »
    Miss Skeeter fait un genre de sourire. « Ça me rappelle ma bonne, quand j’étais petite.
    -        Ah, je l’ai connue, Constantine », je dis.
    Miss Skeeter laisse la fenêtre pour me regarder. « C’est elle qui m’a élevée, vous le saviez ? »
    Je fais oui de la tête, mais je regrette d’avoir parlé. Je connais trop bien cette situation.
    « J’ai cherché à me procurer l’adresse de sa famille à Chicago, dit Miss Skeeter, mais personne n’a pu me renseigner.
    -        Je ne l’ai pas non plus, ma’am. »
    Miss Skeeter regarde encore par la fenêtre la Buick de Miss Hilly. Elle secoue la tête, à peine. « Aibileen, cette discussion tout à l’heure… Ce qu’a dit Hilly. Enfin… »
    Je prends une tasse à café et je me mets à la frotter bien fort avec mon torchon.
    « Vous n’avez jamais envie de… changer les choses ? » elle demande.
    Et là, c’est plus fort que moi. Je la regarde bien en face. Parce que c’est une des questions les plus idiotes que j’aie jamais entendues. Elle a l’air perdue, dégoûtée, comme si elle avait mis du sel au lieu de sucre dans son café.
    Je me remets à frotter, comme ça elle ne me voit pas lever les yeux au ciel. « Oh non, ma’am, tout va bien. »

    Kathryn Stockett, La couleur des sentiments

  • La parole aux bonnes

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Girard, le premier roman de Kathryn Stockett, La couleur des sentiments (The Help, 2009) est de ces livres qu’on ne lâche pas. Des autobiographies nous ont déjà éclairé sur la condition des noirs américains dans les Etats du Sud au siècle dernier, celle d’Angela Davis ou les lettres de prison de George Jackson (Les frères de Soledad) dans les années septante et avant eux, Richard Wright avec Black boy (1945). Le roman d’Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1960), plusieurs fois cité par Stockett, se déroule en Alabama. C’est  dans l’Etat voisin, le Mississippi, et plus précisément  à Jackson, la ville où Richard Wright est allé vivre chez sa grand-mère quand il était enfant et celle où l’auteure a grandi, que vivent les personnages de La couleur des sentiments.

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    Kathryn Stockett y donne la parole aux bonnes noires des blancs, celles qui élèvent leurs enfants, les nourrissent, en plus de s’occuper de leur propre famille. Et en particulier à deux d’entre elles, Aibileen et Minny. En août 1962, Aibileen est la bonne de Miss Leefolt, qui n’a pas un regard pour sa petite fille de deux ans, Mae Mobley. Elle est entrée à son service après la naissance de celle-ci, quelques mois après la mort de son fils unique de vingt-quatre ans, qui avait commencé à « écrire son livre sur comment les gens de couleur vivaient et travaillaient dans le Mississippi ». Elle en garde « une graine d’amertume » et n’accepte plus les choses comme avant.

     

    Les récits des deux bonnes alternent avec celui de la blanche et jeune Skeeter Phelan, désolée de ne pas retrouver Constantine chez ses parents à son retour de l’université, alors que leur domestique noire a tant fait pour elle. Elle ne comprend pas qu’ait disparu sans un mot celle qui lui a inculqué l’estime de soi, précieux contrepoids au discours ironique de sa propre mère qui trouve sa fille laide et trop grande – encore heureux qu’elle soit intelligente.

     

    Miss Skeeter est l’une des invitées d’Elizabeth Leefolt, le jour du club de bridge, quand Miss Hilly déplore que « la négresse » aille dans les mêmes toilettes qu’elles, suscitant l’embarras. Hilly enfonce le clou : elle a rédigé une proposition de loi pour « promouvoir les installations sanitaires réservées aux domestiques comme une mesure de prévention contre les maladies ». Skeeter n’en revient pas et lâche : « C’est peut-être pour toi qu’on devrait bâtir des toilettes à l’extérieur, Hilly ». Celle-ci, qui dirige la Ligue d’aide aux pauvres enfants d’Afrique victimes de la famine, menace : elle juge toute plaisanterie « à propos du problème noir » déplacée de la part de Skeeter, rédactrice en chef de la Lettre.

     

    Minny servait Miss Walters, la mère d’Hilly. Renvoyée, elle avait du mal à retrouver une place, Hilly la traitant partout de voleuse. Aibileen, un jour où elle répondait au téléphone en l’absence de sa patronne, a recommandé Minny à Miss Celia, la jeune épouse de Johnny Foote, qui ne connaît personne encore à Jackson. Le premier jour se passe bien : Célia demande à la bonne de lui apprendre à cuisiner et à tenir une maison, mais à l’insu de son mari, à qui elle veut faire croire qu’elle peut se débrouiller seule. Minny accepte de jouer le jeu un premier temps, mais voudrait que le mari soit mis au courant avant Noël, pour éviter les ennuis.

     

    Skeeter Phelan se présente pour un emploi de dactylo au journal local. Elle suit le conseil d’une éditrice new-yorkaise à qui elle a envoyé son curriculum vitae alors qu’elle ne possède encore aucune expérience. On lui confie la « Chronique de Miss Myrna » : répondre aux questions des ménagères – elle qui n’a aucune idée du ménage ! Skeeter espère s’en sortir en interrogeant Aibileen, la bonne expérimentée. Son amie Elizabeth veut bien leur accorder un peu de temps pour cela. Quant à Hilly, que Skeeter connaît depuis l’école, elle présente Skeeter à Stuart, un cousin de son mari, fils de sénateur, un bon parti.

     

    Soucis domestiques, rivalités entre « amies », émancipation par l’écriture, et surtout, surtout, la question des limites à ne pas franchir entre blancs et noirs, voilà les grands axes de La couleur des sentiments. La tension romanesque s’installe rapidement, et plus encore lorsque Skeeter décide d’écrire avec Aibileen un livre qui montrera comment les blancs de Jackson traitent leurs bonnes. Le point de vue, celui des bonnes elles-mêmes, serait quelque chose d'inédit. Il reste à Aibileen de les persuader de témoigner,  malgré les risques énormes, de raconter leur expérience. Pour leur sécurité, le secret s’impose, ainsi que de faux noms ; si Skeeter Phelan arrive à donner forme à tous ces entretiens et à les faire publier, ce serait de façon anonyme – sinon Jackson, Mississipi, deviendra un enfer pour chacune d’elles. 

     

    Kathryn Stockett rend compte de la vie des unes et des autres, campe des caractères, décrit les préjugés, les différences sociales, l’atmosphère souvent contrainte des relations mondaines, la violence et le racisme, mais aussi la profondeur des liens entre bonnes et enfants, entre femmes solidaires. Il y a des drames, des scènes très drôles – le « happy end » est loin d’être assuré. Après les remerciements à ceux qui l’ont aidée à rédiger La couleur des sentiments, Stockett rend hommage, sous le titre « Trop peu, trop tard », à Demetrie, la bonne de sa famille, et reprend là une phrase du roman à laquelle elle tient particulièrement : « N’était-ce pas le sujet du livre ? Amener les femmes à comprendre. Nous sommes simplement deux personnes. Il n’y a pas tant de choses qui nous séparent. Pas autant que je l’aurais cru. »

  • C'est du thé

    Pause-thé / 7         

     

    Steinlen Chocolats et thés.jpg

    « Haines s’assit pour verser le thé.

    - Je vous mets deux morceaux à chacun, fit-il. Dites donc, Mulligan, il est plutôt fort de thé, celui que vous faites.

    Buck Mulligan, qui taillait d’épaisses tranches à la michen répondit en prenant une voix de vieille enjôleuse :

    - Quand je faye du thé, je faye du thé, comme disait la mère Grogan. Et quand je faye de l’eau, je faye de l’eau.

    - Sapristi, c’est du thé, déclara Haines.

    Et Buck Mulligan toujours coupant et bêtifiant :

    - C’est comme ça, m’ame Cabill qu’elle dit. Pardine m’ame, dit Mme Cabill, le Seigneur vous accorde de ne pas faire les deux dans le même pot. »

     

    James Joyce, Ulysse